Article l’Agefi (27.08.2021) - Le contexte macro et son influence sur les banques centrales restent au cœur de l’attention des investisseurs institutionnels. Décryptage avec Philippe Gräub, responsable de la gestion obligataire globale à l’UBP.
L’économie a confirmé sa reprise en V ces derniers mois et, même si l’incertitude liée à la pandémie ne s’est pas envolée, les entreprises et les marchés actions affichent une santé éclatante. Les banques centrales font cependant toujours preuve de prudence et gardent les marchés obligataires en haleine avec leurs politiques accommodantes. Un enjeu de taille pour les investisseurs institutionnels. Pour analyser ce contexte et la manière dont il va évoluer, L’Agefi s’est entretenu avec Philippe Gräub, responsable de la gestion obligataire globale à l’Union Bancaire Privée (UBP). Avec une équipe 12 personnes réparties entre Genève et Londres, il gère 16 des 44 milliards sous gestion de l’Asset Management d’UBP.
Que faut-il retenir de la situation macroéconomique encore incertaine ?
L’économie va revenir à ses niveaux d’avant la pandémie aux alentours de ce troisième trimestre. Le contraste est saisissant avec la dizaine d’années nécessaire pour rebondir après la crise financière de 2008. Les banques centrales ne vont toutefois pas lever leurs politiques accommodantes dans l’immédiat. Si les entreprises publient d’excellents résultats, le besoin de stimulus monétaire est notamment justifié par le chômage, qui reste à des niveaux élevés. Les banquiers centraux commencent à ouvrir la porte à un durcissement, mais les taux d’intérêt demeurent de toute manière très bas.
Et le rebond en cours du côté des actifs risqués ne s’observe actuellement pas sur les taux.
La question à court terme est de savoir à quel moment les banques centrales vont retirer du stimulus. La Réserve fédérale américaine (Fed) est la plus importante à surveiller car elle est en avance. Elle jouera son rôle de précurseur pour tous les marchés obligataires, en particulier ceux des pays développés.
La Fed a commencé à adapter son message en évoquant, très prudemment, des réductions de rachats d’actifs à court terme pour ouvrir la porte aux relèvements des taux. Que peut-on attendre concrètement ?
Il y a une fonction d’utilité publique très claire de la Fed avec ses mandats à la fois sur l’inflation et l’emploi, ce qui facilite la lecture de la situation. La banque centrale américaine considère le pic d’inflation comme transitoire, notamment en raison d’effets liés à la pandémie comme le prix des voitures d’occasion, ce qui contribue à sa prudence. Elle est en revanche plus proche de son objectif dans sa lutte en faveur de l’emploi.
Le débat sur la diminution de ses interventions sera toutefois nourri par la peur que la crise sanitaire laisse des marques indélébiles. La Fed craint en particulier le chômage de longue durée, car on sait qu’il devient de plus en plus difficile de revenir sur le marché du travail. Il faut aussi considérer que l’économie tourne depuis longtemps avec une croissance et une inflation structurellement plus faibles, ainsi que des gains de productivité réduits. Un environnement dont on redoute de ne pas réussir à sortir.
Les programmes de rachat vont de toute manière ralentir en 2022, voire depuis décembre de cette année. Une évolution qui a été largement pré-annoncée et qui est déjà intégrée par les marchés. Les taux directeurs pourraient quant à eux remonter graduellement dès la deuxième moitié de 2022. Un environnement qui sera très favorable aux actifs risqués, et donc aux risques de crédit.
Et qu’en est-il de l’Union européenne (UE) et de la Suisse, où le contexte économique reste différent?
Ce qui est certain c’est que le différentiel de taux entre l’Europe et les Etats-Unis va perdurer. La situation est effectivement particulière en Europe, avec à la fois une inflation et une croissance potentielle beaucoup plus faibles. Le premier pas pour la Banque centrale européenne (BCE) serait aussi de réduire ses programmes de rachat d’actifs, mais on en est encore loin. Il faut en outre rappeler qu’il n’existe pas une unité politique aussi forte dans l’UE et que la banque centrale se substitue quelque peu aux gouvernements pour réagir aux crises. Du côté de la Banque nationale suisse (BNS), le contexte est encore différent, avec une attention sur le franc suisse. Elle ne relèvera en tout cas pas ses taux avant la BCE.
Des signes d’inflation persistante peuvent changer la donne, ce qui n’apparaît pas de manière claire actuellement. En particulier pour des raisons macroéconomiques: des pressions déflationnistes toujours importantes, celles liées à la révolution technologique, à la mondialisation et à l’évolution démographique au sein des pays développés. Des facteurs qui ont peut-être même été exacerbés par la pandémie, par exemple en matière de nouvelles technologies.
Les stratégies de portage se démarquent notamment alors que les taux de défaut sont bas
Comment ce contexte influence-t-il la construction des portefeuilles obligataires?
Les stratégies de portage se démarquent notamment alors que les taux de défaut sont bas. Le marché des dettes d’entreprises est attractif, que ce soit du côté de l’«investment-grade» ou du «high yield» (ndlr: la première catégorie rassemble des rendements plus sûrs, mais moins élevés que la seconde). Il faut aussi relever la performance du secteur bancaire, qui a changé de paradigme. Après avoir été vu comme l’origine du problème lors de la crise financière, il a, cette fois-ci, fait partie de la solution. On a observé un changement de discours des régulateurs vis-à-vis des établissements bancaires au cours de la pandémie. Avec des résultats brillants et des bilans sains, c’est une classe d’actifs très intéressante pour l’obligataire, en particulier sur le segment de la dette subordonnée.
Au-delà de l’effet de mode, pourquoi se tourner vers des «green bonds»?
Ces obligations sont le moyen le plus direct et le plus transparent pour les investisseurs d’investir de manière durable. Il s’agit de financer un projet très concret avec de la visibilité sur les changements que permettront les fonds mis à disposition. Dans notre cas, nous analysons le projet mais également sa compatibilité avec les ambitions de transition durable de l’entreprise qui émet l’obligation. Dans le cas des caisses de pension, la dette verte permet aussi d’élargir leurs horizons d’investissement car elle est plus à même de satisfaire à certains critères stricts de financement durable.
Il est encore difficile d’estimer l’influence que la finance durable aura sur les portefeuilles. C’est un mouvement qui vient en premier lieu de la demande et qui est accéléré par la régulation de l’UE, laquelle demande à tous les fonds avec passeport européen de statuer sur leur approche d’investissement responsable. Au final, tout dépendra de la clientèle. Ne pas proposer assez de solutions ESG pourrait devenir disqualifiant, mais l’effet de mode rend plus complexe l’identification des besoins. Nous sommes en tout cas préparés.
Que peut-on anticiper pour le marché obligataire à plus long terme?
Il faut rester conscient que les fonds propres des banques plus importants requis par les régulateurs ont réduit la liquidité du marché. Ce qui signifie également que les événements mènent à des mouvements de marché avec plus d’amplitude. Et les régulateurs ne vont pas relâcher la pression dans les dix prochaines années; la crise restera encore dans les mémoires.
Les outils non orthodoxes des banques centrales vont aussi perdurer sur le long terme alors que le contexte de croissance et d’inflation basse est appelé à persister. La crise sanitaire a cependant influencé la «forward guidance» par sa nature bien différente de celle de 2008. Si l’on prend l’exemple de Janet Yellen, puis de Jerome Powell, on est passé d’une évolution calendaire, en raison d’une sortie de crise qui s’est étalée sur une longue période, à une évolution liée à des objectifs face à une reprise en V alliée à un contexte incertain.
Dans un autre registre, les ETF (ndlr: un fonds coté en Bourse répliquant un indice) continuent à créer des pressions sur les marges. L’obligataire est toutefois moins touché par cette lutte entre gestion passive et active. De par sa liquidité moins importante, le marché est beaucoup plus difficile à répliquer efficacement.
Philippe Gräub
Head of Global & Absolute Return Fixed income
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