Après des décennies de déception, les actions japonaises sont en forte hausse. L’indice Nikkei 225 a gagné 41% en un an et 15% depuis le début de 2024.
Le marché profite des réformes de gouvernance au sein des sociétés, de l’intérêt que lui porte Warren Buffett, et de la sortie du pays du cycle de déflation. Toutefois, l’investisseur voit ses gains boursiers pénalisés par la baisse du yen. Cédric Le Berre, Spécialiste de l’investissement senior à l’Union Bancaire Privée (UBP), répond aux questions d’Allnews sur les perspectives de ce marché.
La tendance haussière des actions japonaises est-elle durable?
Certains soutiens de la tendance haussière sont effectivement durables, à l’image de l’amélioration de la gouvernance des entreprises.
Nous assistons à un changement du mode de gestion des sociétés au niveau des conseils d’administration et à une prise en compte réelle des intérêts des actionnaires minoritaires. Le changement est culturel et se traduit par l’intégration croissante d’administrateurs indépendants et de spécialistes au sein des conseils d’administration. Les entreprises, sous la pression des investisseurs institutionnels, acceptent aussi de distribuer des dividendes plus généreux ou de racheter leurs actions en cas d’excès de cash.
Une tendance à la convergence des modes de gestion s’est enclenchée entre le Japon et les Etats-Unis. Le potentiel est loin d’être épuisé, par exemple s’agissant de l’admission des administrateurs indépendants au conseil d’administration.
On a coutume de dire que la Chine est un pays communiste dont les entreprises sont gérées de façon capitaliste, alors que le Japon est perçu comme capitaliste, mais nombre de ses entreprises sont encore gérées dans l’intérêt de l’Etat et du gouvernement.
Quelle est la proportion d’entreprises ayant vraiment changé leur mode de gouvernance?
Ce sont souvent les entreprises dans les secteurs de la consommation, de la technologie et de la santé qui ont été les premières à prendre ce virage. Elles sont en concurrence avec des sociétés étrangères présentant les meilleurs standards de gouvernance.
Les sociétés proches du gouvernement telles que les consortiums, les banques, les sociétés immobilières et les entreprises d’infrastructures ont davantage de peine à s’adapter. Les petites capitalisations sont par nature plus flexibles.
L’automobile est une industrie à part. Elle concentre les fleurons du Japon, reflet d’une tradition sociale qui les rend moins flexibles.
Selon nos estimations, 30% des entreprises cotées ont du mal à réformer leur gouvernance, 50% s’inscrivent dans la moyenne, et 20% appartiennent aux «best-in-class».
L’UBP gère deux fonds japonais. Pourquoi, en 2023, le fonds axé sur les grandes capitalisations a nettement mieux performé que celui centré sur les petites et moyennes capitalisations («small & mid caps»)?
Le fonds axé sur les petites et moyennes capitalisations a effectivement souffert pour des raisons de sélection de titres. Il a investi dans des sociétés de forte croissance dont la valorisation était élevée. Depuis le conflit en Ukraine, les investisseurs attirés par le Japon ont privilégié le facteur «value» à celui de la croissance. Warren Buffett n’a pas été le seul à redécouvrir le Japon pour sa sous-valorisation. Cette anomalie provient, à notre avis, de la faible couverture du Japon par les investisseurs internationaux.
Le marché se traite entre 14 et 16 fois les bénéfices futurs, mais il existe des différences significatives entre les secteurs et les capitalisations. A titre d’exemple, les grandes capitalisations ont profité d’une revalorisation majeure (dans le secteur de l’automobile notamment) et d’une baisse des cours des «small caps», moins présentes dans les ETF, et aussi moins prisées lors d’un retour rapide des investisseurs étrangers sur le marché.
La baisse du yen est problématique pour l’investisseur en franc. Comment compenser la perte sur le yen par la hausse des actions?
Certains clients privilégient les classes «hedgées» en franc. Le coût de la protection de change sur le franc est plus faible qu’avec le dollar. L’investisseur paie plus cher pour se protéger en dollar.
Nous pensions à tort que le yen cesserait de baisser. Il semble aujourd’hui opportun de rester neutre sur la monnaie ou de s’exposer au yen dans la perspective d’une reprise de la monnaie. Les messages du nouveau directeur de la Banque du Japon sont assez «dovish». Il ne paraît pas pressé de remonter les taux directeurs.
Est-ce que la reprise du yen débutera avec le passage à des taux positifs?
C’est l’un des éléments qui devraient y contribuer. Il s’ajoute aux paris d’investisseurs tels que les hedge funds, lesquels sont encore «short» sur le yen.
Nous avons également observé un net retour des investisseurs à la fin de 2023 et au début de 2024. S’ils rachètent davantage d’actifs en yen, la monnaie devrait en profiter, mais le mouvement ne fait que démarrer.
Quel est votre scénario d’ici à 2 ans?
Nous prévoyons une appréciation du yen d’environ 10% vis-à-vis du franc et du dollar. L’impact devrait être important sur les sociétés exportatrices (des machines-outils à l’automobile) et sur les grands consommateurs d’énergie et de matières premières.
Le Japon a bénéficié du processus de relocalisation depuis 3-4 ans du fait de la baisse du yen et des craintes géopolitiques en lien avec la Chine.
Quelle est la position géopolitique du Japon? Est-ce que le pays paie sa facture énergétique, comme l’Inde, en monnaie locale ou en dollar?
La plupart de l’énergie consiste en gaz et en charbon australiens. La facture énergétique est en dollar et s’est alourdie pour le Japon. Le pays a néanmoins un joker: une partie du parc de centrales nucléaires est à l’arrêt et pourrait être réactivée.
Sur le plan géopolitique, le Japon profite du ralentissement de la Chine, tant du point de vue économique que de celui des flux de capitaux. Cette tendance contraste avec le phénomène intervenu au début des années 2000 avec la forte progression de la Chine lors de son accession à l’OMC.
La géopolitique du Japon devrait toutefois être compliquée en raison de l’alliance du pays avec les Etats-Unis. L’élection présidentielle américaine pourrait jouer un rôle majeur à ce niveau.
Quelle est votre position à l’égard des constructeurs automobiles dans le contexte d’une offensive chinoise sur les véhicules électriques?
Nous en avons longtemps débattu avec nos partenaires japonais, lesquels n’achetaient pas de sociétés dans ce secteur, tout d’abord pour des raisons de valorisation excessive, puis du fait d’un virage électrique trop tardif. L’électrification de l’industrie automobile viendra clairement de la Chine, un marché où Tesla souffre d’ailleurs beaucoup. Notre gérant centré sur les grandes capitalisations ne détient aucun constructeur automobile, avec une seule exception, pour des questions de valorisation.
Quels sont vos titres privilégiés au Japon? Est-ce qu’il s’agit des négociants sur lesquels Warren Buffett a récemment renforcé ses positions, comme Marubeni, Sumitomo, Mitsubishi, Itochu et Mitsui?
Nos gérants sélectionnent des titres aux caractéristiques similaires à celles des titres de prédilection de Warren Buffett, mais en cherchant à être davantage diversifiés. C’est possible grâce à l’existence de poches de sous-valorisation.
Ils affectionnent également certains titres de sociétés domestiques qui profitent des réformes de gouvernance, ainsi que de la hausse attendue des salaires et des prix. L’inflation – encouragée depuis des années par le Japon – se manifeste enfin dans le pays, et pourrait avoir des incidences positives sur la consommation des ménages et sur les dépenses des entreprises. Nous savons aussi que les investisseurs ne sont pas surexposés à ces secteurs.
La consommation ne souffre-t-elle pas de la baisse du yen et du vieillissement démographique?
Nous assistons progressivement à un transfert de richesses entre les générations qui pourrait faire croître la consommation. Cela prendra du temps. Mais nous observons aussi des processus de renouvellement dans les achats de voitures et d’équipements ménagers. Durant la déflation, les ménages prévoyaient que les prix continuent de reculer, et attendaient encore avant de franchir le pas. Une hausse des prix pourrait donc fortement les y inciter. Il en va de même des achats de biens d’équipement de la part des entreprises, également à des fins de renouvellement des capacités de production.
Quelle est la situation du Japon par rapport aux Etats-Unis dans le processus de «reshoring»?
Le sujet du «reshoring» est largement débattu. Les Etats-Unis comptent relativement peu d’ingénieurs pour redévelopper rapidement leurs capacités industrielles, longtemps délocalisées dans le sud-est asiatique. Le Japon n’a pas fait le même cheminement. Même s’il a quelque peu souffert d’une fuite des cerveaux au profit de la Corée du Sud et de la Chine, il a cependant continué à former de nombreux ingénieurs et à protéger son industrie. Le Japon est mieux préparé que les Etats-Unis à un monde multipolaire. De l’acier aux semi-conducteurs, il reste numéro un mondial dans de nombreux domaines, par exemple dans certains types d’acier spéciaux.
Le Japon est peu présent dans l’IA et les semi-conducteurs. Ne souffre-t-il pas de son image de pays en déclin?
Il en souffre clairement. Il a par exemple peiné à digitaliser ses processus au moment du covid. Le Japon a pris conscience de son retard et s’est mis à la page. Il ne rattrapera pas Taïwan et les Etats-Unis dans les logiciels, mais il garde un avantage dans le hardware, en particulier la robotisation.
Vous avez suivi l’ensemble de l’Asie depuis des années. Si vous aviez un montant à investir en Asie sur 5 ans, choisiriez-vous le Japon, la Chine ou l’Inde?
J’investirais principalement au Japon et je choisirais d’équipondérer le reste entre la Chine et l’Inde.
L’Inde bénéficie de sa démographie et de l’augmentation de sa productivité. Mais ce marché laisse peu d’opportunités pour les gérants actifs dans le sens où les entreprises sont valorisées à leur juste prix. L’investisseur a néanmoins intérêt à investir un peu en Inde compte tenu des perspectives de développement du pays. La Chine, elle, est attractive en termes de valorisation après sa récente baisse. Le Japon, malgré le retour des Occidentaux, demeure attractif. Nous croyons beaucoup en son potentiel. C’est un marché que nous connaissons bien et qui garde des poches de sous-valorisation. Au vu des anticipations sur l’évolution de la monnaie et sur les décisions de la banque centrale, ce marché nous paraît constituer une bonne opportunité d’investissement.
Est-ce que les investisseurs reviennent vers le Japon ou restent sceptiques?
Les investisseurs sont structurellement prudents vis-à-vis du Japon. Il nous appartient, en tant qu’intermédiaires, de partager nos convictions et de présenter la dynamique actuelle du marché. Les déficits structurels du Japon sont connus, mais des mesures sont progressivement prises pour y remédier. Le Japon fait partie de nos principales convictions pour 2024.