Allnews, Emmanuel Garessus (09.10.2023) - Alonso Perez-Kakabadse, stratégiste à l’UBP, a participé au processus de dollarisation en Equateur. Il analyse le cas de l’Argentine.

L’économiste Alonso Perez-Kakabadse est très bien placé pour se pencher sur la dollarisation promise en Argentine par Javier Milei, l’un des principaux candidats à la présidentielle du 22 octobre prochain. Le gérant d’actifs auprès de l’UBP a fait partie de l’équipe qui a dirigé la mise en œuvre du processus de dollarisation en Equateur de 1999 à 2002. Il répond aux questions d’Allnews:

Est-ce que la dollarisation signifie la mort de la banque centrale?

Ce serait la fin de la planche à billets. La banque centrale maintiendrait son rôle de surveillance bancaire. Le personnel nécessaire à cette tâche devrait rester en place, ainsi que celui qui est destiné à l’office des statistiques et à l’adaptation du ratio de trésorerie, des banques commerciales auprès de la banque centrale, aux fluctuations du cycle conjoncturel.

En l’absence de banque centrale, le clearing des paiements internationaux se fait par le système bancaire lui-même. Pour cette raison un régime de dollarisation doit être accompagné d’un système bancaire bien intégré au système financier international.

Quelles étaient les principales difficultés à procéder à la dollarisation de l’Equateur?

L’Equateur traversait une profonde crise financière entre 1998 et 1999. La tempête était aussi bien interne qu’externe. Les pays émergents traversaient de fortes turbulences en raison des crises russe et asiatique. Et à l’interne, l’Equateur devait faire face à El Nino, qui a littéralement décimé les récoltes du premier exportateur mondial de bananes et qui a fortement perturbé la production du 2e exportateur mondial de crevettes. Pour ne rien arranger, les recettes fiscales de ce pays exportateur de pétrole souffraient de la chute du baril à 8 dollars.

“Mon expérience de la dollarisation est très positive en tant que choc de crédibilité et aussi comme un ancrage de stabilité.”

Le FMI n’avait aucune intention d’être mêlé à un pays soumis à de telles difficultés. Il comprenait mal les conséquences d’une dollarisation, une expérience il est vrai unique. Le Panama avait déjà fait le pas, mais aucun pays n’avait procédé à une dollarisation destinée à créer un choc de crédibilité. Le gouvernement avait mis en place les mesures d’urgence dites du «Corralito» (avant même l’Argentine), c’est-à-dire le gel temporaire des dépôts pour préserver les 25% du système financier qui avaient fait faillite après la ruée bancaire de 1998. L’Equateur était véritablement dans une situation d’urgence extrême. Le président Jamil Mahuad a pris la bonne décision en mettant en marche le processus de dollarisation sur lequel son équipe économique travaillait depuis des mois.

Quelles différences existe-t-il avec l’Argentine? L’urgence règne aussi dans ce dernier pays. L’inflation ne dépasse-t-elle pas 120% en août?

Effectivement. La dollarisation doit être introduite dans le cadre d’un plan de mesures intégral qui nécessite une préparation précise et détaillée. Le candidat Javier Milei, qui promet une dollarisation, et son équipe l’ont apparemment bien compris.

Le rôle de la banque centrale change complètement si le dollar devient monnaie légale du pays. La banque centrale ne serait plus le prêteur de dernier ressort, mais elle devrait fournir au système financier un système de surveillance bancaire crédible pour éviter la possibilité d’une panique bancaire qui puisse se propager à d’autres banques. En Equateur nous avions pensé à la création d’un fonds susceptible d’offrir des liquidités à certaines banques en fonction des circonstances. Finalement, on a rejeté cette idée car le seul accès à ce fonds aurait pu envoyer un message alarmant au public et semer justement la panique. Les banques ont préféré ouvrir un système interne entre elles pour recycler les liquidités. Ce point doit être bien réfléchi en Argentine.

Il s’agit aussi d’analyser la compétitivité économique du pays puisqu’une dollarisation rend impossible une adaptation économique par une dévaluation. Seule une amélioration de la productivité conduit à un regain de compétitivité.

Dans le cas de l’Equateur, les secteurs d’exportations ont salué la dollarisation et sont devenus très compétitifs, si je pense aux fleurs, aux crevettes et aux bananes. Plutôt que de jouer sur les écarts de taux de change, les entreprises ont accru exponentiellement leurs dépenses de recherche pour devenir plus compétitives. Face à un environnement qui restera cyclique, elles doivent aussi rendre leurs structures plus flexibles qu’auparavant.

Comment répondre à tous ces défis?

Il est crucial de mettre en place une nouvelle législation et de convaincre aussi bien la population que la majorité du congrès de voter un paquet de mesures très détaillé et exhaustif.

En Equateur, la validation du cadre légal qui a permis à la dollarisation de s’ancrer a pris à peine 6 mois à partir de sa date d’annonce en janvier 2000, mais parce que la situation était extrême. Peu de temps après cette annonce, le pays a fait face à un coup d’état militaire, qui heureusement a duré seulement une semaine. Les fonctionnaires, dont les enseignants et même les policiers n’avaient pas perçu leur salaire depuis des mois. Beaucoup de citoyens exprimaient leur désespoir et manifestaient devant le congrès, coupable à leurs yeux d’être gangréné par la corruption. Ce dernier a pris peur et il a approuvé la nouvelle législation sans grande discussion. Pourtant la dollarisation signifie non seulement de fortes limites à la politique monétaire (fixation des réserves bancaires mais absence de planche à billets) mais aussi une impossibilité de présenter des déficits budgétaires insoutenables. La question est de savoir comment l’Argentine pourrait procéder pour s’adapter aux exigences de ce nouveau modèle.

Quelles sont les grandes différences entre la dollarisation menée en Argentine dans les années 1990 et le projet d’aujourd’hui?

La dollarisation peut être totale, quand le dollar devient monnaie légale, ou partielle, par exemple avec une co-existence de deux monnaies (locale et dollar) dans un pays. Ce dernier cas de figure implique qu’il soit toujours possible de revenir à la situation initiale. La crédibilité du nouveau régime en serait amoindrie. Si le dollar est la seule monnaie possible, les citoyens ajustent leurs habitudes de consommation et d’épargne et prennent conscience qu’une dévaluation n’est pas possible.

“La population est fatiguée par une forte inflation et une gestion inadéquate des deniers publics.”

Par ailleurs la dollarisation ne nécessite en réalité pour la banque centrale qu’un montant de réserves réduit pour convertir la masse monétaire en dollars. Peu d’économistes comprennent ce dernier point. Lors des débats sur la possibilité d’adopter la dollarisation en Equateur, la banque centrale avait largement surestimé le montant de réserves nécessaire. Elle a cru que le niveau des réserves internationales nécessaires à la conversion de la monnaie locale (les sucres) en dollars était égal à la base monétaire. Ce n’était de loin pas le cas. Seule une fraction de ce montant, à savoir un montant de réserves pour échanger les espèces numéraires, est suffisante. En Argentine, le total devrait correspondre à seulement 3% du PIB, soit entre 10 et 15 milliards de dollars. La principale contrainte est ailleurs. Il s’agit d’établir un régime viable, crédible et durable. Pour y parvenir, la coopération du congrès est nécessaire.

Etes-vous confiant que l’Argentine peut réussir sa dollarisation?

L’adoption du régime de la dollarisation peut être très favorable pour l’Argentine, mais il faut que cette dernière soit capable de mettre en place les réformes institutionnelles, monétaires, et celles du secteur du travail pour qu’elle réussisse. Mon expérience de la dollarisation est très positive en tant que choc de crédibilité et aussi comme un ancrage de stabilité. En Equateur, nous y sommes parvenus sans soutien extérieur. Les institutions de Washington n’étaient pas présentes lors de l’adoption. Les Etats-Unis auraient sans doute préféré un pays plus stable pour explorer ce modèle pour la première fois.

Néanmoins, l’Argentine est trop grande pour ne pas être entendue. A mon avis, Washington apprécierait qu’un programme économique mette fin à une situation délicate qui dure depuis deux décennies. L’Argentine dispose d’énormes ressources naturelles et d’un capital humain très abondant. Elle a tout pour être un pays prospère. Je ne peux pas exclure la coopération de Washington à un processus de dollarisation. Même les directeurs du FMI y seraient probablement favorables. Aujourd’hui le FMI comprend beaucoup mieux les avantages et les contraintes propres au modèle de la dollarisation.

Comment rendre l’Argentine plus compétitive?

L’Argentine dispose de secteurs très productifs, par exemple l’agriculture, qui est très innovante et un moteur des exportations. Le problème vient de la forte volatilité macro-économique.

Quelles seraient les perspectives macroéconomiques de l’Argentine après une dollarisation, outre une chute de l’inflation?

En Equateur, l’inflation a chuté et elle est resté inférieure à 10% durant une décennie. La population soutient la dollarisation à 87%. Mise en œuvre proprement, elle peut créer un choc salutaire en Argentine. Elle peut accroître la transparence, la flexibilité, la productivité et la discipline budgétaire.

Vous êtes un gérant d’actifs. Est-ce que l’Argentine est une opportunité d’investissement?

Je suis très attentif au développement de ce projet. Le diable se cache naturellement dans les détails. La population est fatiguée par une forte inflation et une gestion inadéquate des deniers publics. Elle exprime clairement un besoin de changement. La population est prête à adopter un nouveau modèle. Le défi consistera à obtenir un consensus au congrès. La dollarisation peut être positive si toutes les conditions sont remplies, mais pas seulement sur le plan monétaire.

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Senior Strategist

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