Finews - Claude Baumann (20.04.2023) - Il est l'un des CEO ayant la plus longue carrière sur la place financière suisse et ne semble pas vouloir s'arrêter de si tôt. Bien au contraire, Guy de Picciotto reste toujours ouvert à l’idée de nouvelles acquisitions. Dans une interview accordée à finews.com, il évoque les difficultés pratiques liées à la mise en œuvre des sanctions imposées par le gouvernement, ainsi que les raisons de l'effondrement de Credit Suisse.

Monsieur de Picciotto, vous venez d'avoir 63 ans cette année. Envisagez-vous de prendre votre retraite ?

Oui, certainement. Mais pas avant 65 ans, et même pas à ce moment-là.

Pensez-vous déjà à la succession ?

Oui, constamment.

Avez-vous un plan ?

Il s’agit pour moi d’identifier si nous disposons des compétences nécessaires au sein de notre famille. Mais cela devrait être relativement facile.

Pourquoi ?

Mon neveu, le fils aîné de mon frère, travaille depuis huit ans à la banque. Il a commencé par les investissements sur les marchés privés et travaille aujourd'hui dans la division Wealth Management. Mon fils aîné le rejoindra bientôt, tandis que mon plus jeune vient de fonder une start-up dans le domaine de la durabilité. Il faudra un peu plus de temps pour qu'il nous rejoigne.

En résumé, la banque dispose de remplaçants adéquats et en nombre suffisant. De plus, je n'ai pas l'impression d'avoir 63 ans. Mon père (Edgar de Picciotto, le fondateur de la banque) n'a pris sa retraite qu'à 82 ans; j'ai donc encore quelques années devant moi. Mais je pense que je franchirai le pas avant lui.

Qu'est-ce qui vous motive à continuer de travailler en tant que CEO après 25 ans d’activité ?

J'aime les défis. Chaque jour est complètement différent. Nous devons constamment nous adapter. En quelques mois, nous avons dû faire face à la pandémie, au conflit en Ukraine, aux taux d'intérêt, à l'inflation, aux craintes de récession, à la réouverture de la Chine et à la croissance spectaculaire du Moyen-Orient. Le monde évolue vite.

Si les jeunes générations excluent de travailler dans une banque privée parce qu'elles pensent que l'environnement est trop statique, elles se trompent. En tant qu'institution financière, nous sommes au cœur de tous les changements qui surviennent dans le monde.

Malgré tout, vous exercez ce métier depuis très longtemps. Quel serait le titre de votre biographie ?

Je ne vais certainement pas écrire une biographie, et je ne demanderai à personne d'en écrire une !

Je n'aime pas parler de moi.

Quel est votre principe directeur en tant que banquier privé ?

Plus qu'un banquier privé, je me sens responsable de la gestion d'une entreprise familiale et de sa réussite. En fin de compte, il s'agit de poursuivre efficacement ce que mon père a commencé il y a cinquante ans.

Selon vous, que va-t-il se passer maintenant ?

Naturellement, j'espère que la prochaine génération sera aussi dévouée à la banque que nous le sommes. Il y a très peu de véritables banques familiales en Suisse et dans le monde, c'est-à-dire des banques qui appartiennent à une seule famille.

Cela fait une grande différence par rapport à d'autres banques privées où certaines familles se sont regroupées. A mon avis, ce n'est pas la même chose.

Nous avons un modèle de gouvernance que nos clients apprécient énormément, tout comme nos collaborateurs. C'est ce qui nous différencie des grandes institutions financières, dont certaines sont cotées en bourse. Nous sommes plus personnels.  

La famille de Picciotto restera-t-elle unie ?

Oui, la banque est familiale, et elle le restera.

Les trois dernières années ont bouleversé le monde. En quoi cela a-t-il changé le secteur bancaire ?

Cela n'a pas vraiment changé la banque. Il y a toujours eu des crises et il y en aura d'autres. Historiquement, le secteur bancaire privé a toujours réussi à s'adapter au nouvel environnement et aux nouvelles exigences. La pandémie a exacerbé les besoins.

Avant le covid, nous étions encore confrontés aux effets de la crise financière de 2008, à la baisse des taux d'intérêt et à l'impact de l'assouplissement quantitatif massif.

Puis, peu après la pandémie, il semblait que nous revenions à une forme de normalité, où les taux d'intérêt négatifs, ou extrêmement bas, n'étaient plus monnaie courante. Ensuite, la guerre a éclaté en Ukraine, avec pour effet une hausse exponentielle de l'inflation, des taux d'intérêt plus élevés et une crise énergétique.

Durant la pandémie, nous avons également dû faire face à de nouveaux modèles de fonctionnement, presque inimaginables – le travail à distance et la communication digitale avec les clients.

Tout cela va-t-il changer la profession de banquier ?

Je ne le crois pas. Gérer des portefeuilles, investir sur les marchés financiers, rencontrer les clients, identifier leurs besoins, est et restera toujours au cœur du métier de conseiller clientèle. Le seul changement décisif au sein de notre secteur est l'intégration de la dimension de durabilité dans les décisions d'investissement.

Pourquoi ?

Car les régulateurs et les gouvernements de l'UE ont mis en place tout un arsenal de règles et de réglementations en matière d'ESG qui auront un fort impact sur notre secteur et nos activités.

S'agit-il d'une opportunité ou d'une malédiction ?

La durabilité doit être considérée comme une nouvelle révolution industrielle.

En tant que telle, elle se traduira par de nouveaux risques et de nouvelles opportunités à prendre en considération, pour les clients et pour nos activités. Mais pour que cela se produise réellement, nous devrions probablement voir plus d'incitations de la part des autorités pour orienter et guider les investissements des clients.

Il semble que les régulateurs se concentrent actuellement davantage sur la question du «greenwashing» que sur l'évaluation de l'impact des activités des entreprises. Bien sûr, un certain degré de supervision est nécessaire, mais il faut d'abord que les régulateurs publient des orientations claires pour mesurer la performance d'une entreprise en matière de durabilité.

Quel est l'impact de la guerre en Ukraine sur vos activités ?

La guerre a eu un effet significatif sur les niveaux d'inflation et les marchés de l'énergie. Mais le véritable défi est venu des sanctions. Je ne parle pas des sanctions individuelles contre certains secteurs d'activité, ou des Personnes politiquement exposées (PPE) et des oligarques. Je parle plutôt du fait que même des citoyens russes «normaux» sont désormais soumis à de sévères restrictions dans la gestion de leur patrimoine.

Cela signifie que nous devons faire preuve d’une diligence raisonnable à l'égard de chaque client russe afin de définir ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire. La tâche est très complexe parce qu'il n'y a pas de cohérence au niveau international en ce qui concerne le régime global des sanctions.

Ouvrez-vous encore des comptes pour des clients russes ?

Oui, s'ils ont la double nationalité et si nous avons la preuve qu'ils ont un domicile européen en dehors de la Russie.

Pensez-vous que les sanctions représentent un risque pour notre pays et pour la place financière suisse ?

Imposer des sanctions est un jeu d'enfant, mais de nombreux détails doivent être pris en compte. Qu'advient-il des prêts en cours ? Que faisons-nous des trusts ? Comment un client peut-il transférer de l'argent en Europe alors que les sanctions sont inégalement réparties ?

La situation est très complexe, et le Secrétariat d'État à l'économie (SECO) n'est pas très informé de tout cela.

La Suisse et les pays de l'UE ont tendance à être très prompts à imposer des sanctions. Mais ils n'ont souvent pas de réponse lorsqu'ils sont confrontés à des questions sur la manière de mettre en œuvre les sanctions.

Et comment gérez-vous cette ignorance dans la pratique ?

Chaque matin, nous avons une réunion avec le Responsable Compliance, les spécialistes en conformité, et les responsables régionaux pour l'Europe de l'Est, afin de discuter des dernières sanctions et de ce qui doit être fait.

Pour la première fois, j'observe également un dialogue avec d'autres banques. En fin de compte, nous sommes tous à la recherche d'informations qui nous aideront à mieux comprendre la situation. Mais le plus simple serait d'avoir un bureau à Berne qui puisse répondre à l’ensemble de nos questions.

Avez-vous dû réduire les effectifs des départements en charge des clients russes ?

Non, car ces responsables clientèle continuent à gérer leur portefeuille de clients qui n'ont pas été sanctionnés. On leur pose beaucoup de questions et ils sont engagés sur ce marché. Ils ont toutefois commencé à explorer d'autres marchés potentiels.

Quelle est la proportion de clients russes dans votre banque ?

Les actifs sous gestion dans notre activité de wealth management s'élevaient à CHF 117 milliards à la fin décembre 2022. Si l'on considère l'ensemble des clients d'origine russe, ils représentent environ 10% de ce montant. Les clients russes domiciliés représentent quant à eux moins de 4%.

Quelle est la part des actifs bloqués ?

Elle est très faible. Dans tous nos comptes, cela représente une poignée de clients et une fraction négligeable de nos actifs sous gestion sur ce marché. Nous avons toujours été très sélectifs.

Quels sont vos marchés de croissance ?

Le Moyen-Orient est certainement un moteur de croissance. Il y a dans cette région une importante clientèle qui recherche des investissements sophistiqués et qui a toujours eu des affinités avec la Suisse. Notre bureau de Dubaï se développe très bien et nous recrutons.

L'Asie – avec Singapour et Hong Kong – reste une région de croissance importante et probablement la plus grande. Même si nous avons connu des vents contraires l'année dernière, la création de richesse est forte sur ce marché. Une large part de cette fortune est gérée par des banques privées suisses, car nous disposons toujours d'un savoir-faire incomparable en matière de gestion de fortune et d'une solide réputation.

Cette situation ne risque-t-elle pas de changer prochainement, compte tenu du récent effondrement de Credit Suisse ?

A l'étranger, le sauvetage de Credit Suisse a été très bien accueilli. Même la Fed a réagi positivement à la reprise par UBS. Il faut reconnaître que les autorités suisses ont fait ce qu'il fallait pour préserver la réputation de la place financière helvétique.

Les reprises constituent un moyen idéal de croître rapidement. Et vous l'avez prouvé maintes fois par le passé. Quels sont vos projets en la matière aujourd'hui ?

Les acquisitions sont un moyen d'accélérer la croissance. Mais l’on ne peut pas planifier les acquisitions. Cela reste une stratégie en fonction des opportunités qui se présentent. S'il y a des candidats et qu'ils sont abordables, nous les examinerons de manière approfondie et agirons rapidement. Non seulement en Asie, mais aussi en Suisse et au Luxembourg principalement.

 Comment se présente le marché à l'heure actuelle ?

Il est complètement en berne.

Il n'y a actuellement aucune transaction dans le domaine du wealth management.

Pourquoi ?

Je pense que tous les gestionnaires de patrimoine qui ont décidé ou ont été «forcés» de quitter des marchés ou des activités non rentables l'ont déjà fait. En outre, la hausse des taux d'intérêt a donné suffisamment de marge de manœuvre à ceux qui étaient au bord du gouffre, du moins au sens figuré.

La réglementation et les coûts associés ont été un moteur de la consolidation, et il n'y a actuellement aucun autre facteur qui encourage les acteurs à vendre.

Qu'observez-vous en Asie ?

Hong Kong et Singapour ont déjà commencé à se positionner en tant que centres offshore pour les fortunes provenant de Chine. De nombreux gestionnaires de patrimoine étrangers s'implantent en Asie dans cette optique.

Est-il possible de se développer en Chine continentale ?

Nous sommes présents à Shanghai, où nous avons une activité de gestion d'actifs et gérons deux fonds. Nous avons également ouvert récemment une franchise de gestion de patrimoine à Hainan. Il s’agit là d’un centre financier important, peut-être plus petit que d'autres villes chinoises, mais trois fois plus grand que la Suisse. Nous avons reçu une licence d'exploitation et employons sept personnes sur place, avec l'ambition de nous développer rapidement sur le segment des UHNWI et des family offices.

Comment avez-vous découvert Hainan ?

Il s'agit d'une de ces opportunités que l'on obtient grâce à des relations personnelles et qui s'est présentée alors que nous envisagions d'acquérir une licence. Nous ne pouvons pas élaborer un plan de développement commercial massif en Chine comme le fait UBS, par exemple. Nous devons être agiles et opportunistes, dans la mesure du possible.

Nous devons toujours nous demander ce que nous pouvons faire pour nous démarquer et quel type de talent nous devons recruter. Que ce soit à court ou à long terme, la Chine sera un gigantesque marché de la gestion de patrimoine.

Transférez-vous vos activités de gestion de fortune de Genève à Zurich ?

J'aimerais bien ! C'est vrai. Depuis qu'UBS et que Credit Suisse ont décidé de ne maintenir que des bureaux et des opérations locaux à Genève, les activités mondiales de gestion de fortune et le vivier de talents se sont déplacés vers Zurich.

Dans le passé, Genève était considérée comme le hub pour les clients européens, principalement de France, d'Italie et d'Espagne. Mais compte tenu des diverses amnisties fiscales accordées dans ces pays et de la mise en œuvre de l'échange automatique d'informations, le marché s'est considérablement rétréci. Néanmoins, Genève reste attractive pour les clients d'Amérique latine, du Moyen-Orient et d'Europe de l'Est. Nous développons également le marché domestique suisse, tant à Zurich qu'à Genève. Mais la tendance est clairement en faveur de Zurich.

Cela explique pourquoi vous vous développez également à Zurich.

Oui, avec CHF 22 milliards d'actifs sous gestion, nous disposons de bases solides et d'une masse critique, et nos activités à Zurich sont stables. Nous avons également réalisé plusieurs acquisitions au cours des dernières années, et nous sommes toujours à la recherche d'opportunités de croissance externe pour étendre notre empreinte. Notre taille nous permet aujourd'hui d'être attractifs pour des équipes entières travaillant auprès d’institutions zurichoises bien établies. Ce n'était pas le cas auparavant.

L’UBP est aussi présente au Tessin. Qu'en est-il sur le plan financier ?

Cela fonctionne parce que nous y avons construit une franchise rentable, gérant près de CHF 3,5 milliards d'actifs. Nous avons une longue histoire à Lugano, qui remonte à 1985-1986 et à notre nom d'origine – Compagnie de Banque et d'Investissements (CBI). Nous y employons une trentaine de personnes.

Le problème du Tessin est de continuer à se développer. Le secteur financier local a été affecté par le fait que l'aéroport n'a plus de trafic aérien commercial régulier. En outre, il y a la question de l'accès au marché italien, qui est devenu très difficile, voire impossible. Cela ne remet toutefois pas en question notre présence sur ce marché.

L'idéal serait de trouver une cible appropriée à acquérir localement, afin d'atteindre la masse critique nécessaire et de poursuivre notre croissance.

Sinon, nous en reparlerons dans dix ans.

Comment avez-vous tenté de résoudre le problème de l'accès au marché italien ?

Nous sommes présents localement à Milan dans le domaine de la gestion d'actifs. Nous avons essayé d'ouvrir une succursale d’UBP Luxembourg à Milan pour les clients privés, mais nous avons réalisé que ce n'était pas la bonne solution. Pour l'instant, nous nous concentrons sur les clients institutionnels et les family offices, car nous avons identifié un fort appétit de ces deux segments pour des solutions d'investissement exclusives telles que les hedge funds et les marchés privés. C'est un domaine dans lequel nous sommes bien connus.

Une banque doit-elle être plus flexible aujourd'hui lorsqu'il s'agit d'ouvrir un compte pour un client ? En d'autres termes, avez-vous abaissé vos critères d'entrée ?

Non. Parce que la banque privée suisse est chère. Autrement dit, pour pouvoir réellement profiter de tous les services et produits sophistiqués qu'une banque privée suisse est à même d’offrir, il faut disposer d'un certain volume de fortune.

La tendance au relèvement des critères d'accès s'est d'ailleurs accentuée ces dernières années. Mais je ne dirais pas que nous ne prenons plus que des clients disposant d'au moins CHF 25 millions.

Quelles sont les raisons profondes de l'effondrement de Credit Suisse ?

La combinaison d'une culture du risque trop agressive, d'une forte rotation du management et d'une mauvaise gestion de la communication, en particulier sur les médias sociaux.

On parle beaucoup de la culture du risque aujourd'hui, et il est évident que la culture de Credit Suisse était plus agressive que celle d'UBS.

Je pense que les banques qui ont été gravement touchées par la crise financière de 2008 et qui ont réussi à se redresser par la suite ont finalement été renforcées par la crise. Je pense que ce qui a été fatal pour Credit Suisse, c'est qu'elle s'est concentrée sur la banque d'investissement et que la tolérance au risque élevé de cette activité a sonné le glas, en fin de compte.

Tirez-vous parti des problèmes de Credit Suisse ?

Comme d'autres banques, nous sommes toujours à la recherche d'opportunités pour recruter des personnes talentueuses et renforcer nos équipes du côté du front office ou de l'investissement, mais aussi dans les fonctions de support. Nous recevons de l'intérêt, que ce soit sous la forme de demandes de clients ou de candidatures de relationship managers, sans avoir à chercher activement.

Si vous n'êtes pas sur le point de prendre votre retraite, que souhaitez-vous encore réaliser en tant que CEO de l’UBP ?

J'aimerais certainement améliorer la croissance, et si une acquisition se présentait, je l'examinerais de très près. Réaliser une «transaction morphing» avant de partir à la retraite, pourquoi pas !

En même temps, je veux assurer un bon passage de témoin à la génération suivante et garder la banque dans la famille. Enfin, je souhaite que l’UBP soit reconnue pour sa réputation intacte et la qualité de ses collaborateurs. Je ne cesse de répéter que nous serons la meilleure banque si nous avons les meilleurs collaborateurs. C'est aussi simple que cela.

Avez-vous le sentiment de travailler encore beaucoup ?

Non, je préfère regarder les autres travailler. Plus sérieusement, il est important pour moi de ne pas être impliqué dans le quotidien et de garder une certaine «vue hélicoptère». C'est quelque chose que j'ai appris de mon père.